« Tout texte n’est jamais que l’empreinte d’un autre » Jean-Luc Hennig
Depuis les origines de la littérature, les auteurs ont fait le constat que l’écriture est une réécriture. Que l’on lise L’Écclésiaste ou les Caractères de La Bruyère, la nouveauté semble illusoire, tout a déjà été écrit et l’homme ne fait que reprendre et réagencer les textes. On parle bien à ce titre de textes fondateurs (récits mythologiques et bibliques) pour évoquer ces pionniers des formes et des genres, pour rappeler en même temps qu’ils inaugurent une lignée littéraire. L’Humanisme et l’Âge classique vont d’ailleurs faire de l’imitation des textes antiques, modèles jugés indépassables, un préalable à la qualité des écrits. La querelle des Anciens et des Modernes au XVIIe siècle est l’une des manifestations de ce débat entre partisans de la fidélité aux précurseurs et d’une forme d’émancipation.
Ce dossier thématique examine le thème de la réécriture dans ses différents aspects: traduction, adaptation, modernisation, reprise de formes, de motifs, de styles, de mythes, fidélité et parodie, lecture et écriture, modernité et classicisme.
Dossier initialement publié dans le numéro 34 des Mots du Cercle, novembre-décembre-janvier 2007/2008.
Les modalités de ces réécritures demeurent néanmoins multiples. La transposition la plus fidèle d’un texte est à première vue sa traduction, versant heureux du plagiat, variation infime apparemment puisque simple passage du même dans une autre langue, un autre goût et une autre sensibilité, comme le firent Du Bellay avec les Tristes d’Ovide ou Apollinaire avec la « Loreley » du poète allemand Clemens Brentano. Le poète accompagne ainsi un texte dans sa langue, semblant substituer à sa part de création un choix, un regard, une lumière portée sur un texte antérieur, par ce qui pourrait être compris comme un geste de totale soumission à son modèle, presque comme un effacement de soi.
La prose n’est pas en reste, et on pourrait évoquer ici le travail de l’écrivain italien Alessandro Baricco, qui s’est réapproprié une traduction de L’Iliade d’Homère pour en faire un texte adapté à des lectures publiques, plus oral, plus théâtral donc, « allégeant » par petites touches le texte original, en particulier l’énonciation (les personnages disent Je) et en supprimant autant pour une question de rythme que de vraisemblance, l’intervention des Dieux. Au fond, toute réécriture est une adaptation à un lectorat dont le « traducteur » doit parfaitement connaître les attentes, une modernisation du texte : adaptation stylistique, mais aussi, nécessairement, réinterprétation par les regards neufs des contemporains. Le sens de l’œuvre originelle, tout comme sa lettre, se trouvent ainsi changés. Mais la réécriture n’est pas une simple remise au goût du jour : il reste toujours, grâce à l’écart temporel entre l’original et sa réécriture, la conscience du temps, la sensation de l’histoire littéraire.
Le principe même d’une réécriture littérale apparaît certes comme une limitation du rôle de l’écrivain, devenu simple passeur, mais elle est aussi paradoxalement un exercice de virtuosité, en particulier pour ce qui est du texte poétique, puisqu’il s’agit de faire épouser à un texte source une métrique et à une langue nouvelles. D’ailleurs, les formes fixes en poésie ne sont-elles pas aussi à ce titre une variété de réécriture ? Se contraindre à écrire un sonnet, c’est emprunter une forme médiévale et renaissante, pour reproduire son rythme et sa structure inaltérables. À l’opposé de ces traductions, reprises fidèles de la forme ou du fond, on rencontre l’infinie variété des réécritures plus libres, plus discrètes, se limitant à un emprunt ponctuel, une allusion, une citation, un motif. On peut sans doute voir dans le thème de la beauté cachée de Cyrano de Bergerac la réécriture d’un motif propre à de nombreux contes : La Belle et la Bête, Riquet à la houppe par exemple (« Il était une fois une reine qui accoucha d’un fils si laid et si mal fait qu’on douta longtemps s’il avait forme humaine. »), où la beauté est inversement proportionnelle à la sagesse.
La réécriture, quelle que soit son amplitude peut toucher des aspects du texte très différents. On réécrit, comme dans un passage de témoin, un mythe, un personnage, une situation, une formulation, voire un style, comme le pratiqua Proust dans ses Pastiches, réécriture d’un fait divers « à la manière » de Balzac ou de Flaubert. On pense par exemple aux réécritures de mythes grecs, passés des récits antiques aux amphithéâtres puis à la scène classique, des dramaturges romantiques aux auteurs engagés du XXe siècle. L’Amphitryon 38 de Giraudoux tient compte dans son titre de cet héritage, conduisant de Plaute à Molière, Rotrou, Dryden ou Kleist. En ce sens, la notion même de topos littéraire renvoie à cette réécriture permanente. Et des auteurs comme Molière feront de la composition d’emprunts une des clés de leur dramaturgie : L’Avare par exemple mêle les sources antiques (L’Aulularia de Plaute) à d’autres plus contemporaines (La Belle plaideuse de Boisrobert), fondues et sublimées par le comique moliéresque. Que dire enfin des auteurs s’étant eux-mêmes « réécrits », des cycles littéraires (Balzac) jusqu’aux jeux de masque des pseudonymes ? On peut ainsi considérer par exemple que sous le nom d’Emile Ajar, Romain Gary réécrivit son récit autobiographique La Promesse de l’aube sous les traits de La Vie devant soi (les deux livres évoquent une relation mère-fils où à la honte de l’enfant se mêle un violent sens du sacrifice), poussant dans Pseudo les mises en abyme de soi jusqu’à dicter à son neveu, supposé incarner un Émile Ajar démasqué, un rocambolesque récit de dissimulation.
La réécriture est plus ou moins fidèle aux tons et aux registres du texte-source. La parodie est une forme de réécriture où la distance avec le texte originel se traduit par un renversement de registre, la caricature de certains traits, le déplacement du contexte de départ. Ainsi on pourrait voir dans le Matamore de L’Illusion comique un renversement parodique des tirades héroïques d’un Rodrigue. Ce qui change, d’un texte à l’autre : une gestuelle emphatique, des images hyperboliques, une accumulation suspecte d’exploits, un costume tape à l’œil, bref une hyperthéâtralité qui fait quitter le vraisemblable de l’imitation du réel. Cette distance avec les modèles peut être aussi liée à un refus de ces maîtres, que l’on caricature alors pour mieux s’en éloigner, pour les défier et les disqualifier. Pour s’attirer enfin, par ces procédés, la sympathie d’un lecteur gourmand d’impertinence. Cette distance de la parodie ne pourrait-elle pas être rapprochée en partie du refus des modèles, cet autre courant qui a traversé toute l’histoire de la littérature ? En effet, pour bon nombre d’auteurs, partisans des Modernes contre les Anciens, seule compte la nouveauté, la modernité, l’inédit et l’inouï.
Dans la relation ambiguë qui se tisse entre un texte source et sa réécriture se trouvent les raisons qui expliquent le choix d’un auteur de ne pas être « absolument moderne ». Le premier acte de la réécriture est d’abord la lecture. Celui qui reprend à son compte est d’abord celui qui a lu a apprécié, et rend ainsi hommage à ce premier plaisir. Mais réécrire prolonge également cet acte de lecture originel, dans le sens où la réappropriation est aussi une manière d’infléchir la signification d’une œuvre, de lui donner la possibilité d’interroger l’époque contemporaine. Le processus de réécriture permet aussi bien souvent, comme ce fut le cas à la fois pour les Humanistes et les Classiques, de se réapproprier la culture antique et la gloire qui l’accompagne, d’être certain de la valeur d’un texte en lui donnant la forme, l’esprit et les thèmes d’auteurs reconnus. Cette transmission des classiques est certes une noble mission – elle permet de conserver, voire de réhabiliter les auteurs du passé -, elle est aussi une forme d’assurance, une garantie de reprendre un texte poli par le regard critique de générations de lecteurs, dont l’efficacité l’aura rendu en cela presque immortel. Ce lien de confiance qui s’établit à travers le temps rassure aussi le lecteur qui retrouve le déjà lu et se réjouit de ce jeu de reconnaissances qui conduit à une forme de complicité, de connivence autour d’une culture partagée. Retrouver dans un texte une citation, comme celles dont Georges Perec truffe ses œuvres, est pour le lecteur-enquêteur un plaisir ludique de taille. La réécriture permet ainsi à un auteur de s’inscrire dans une histoire littéraire, de légitimer sa propre œuvre, mais aussi d’entrer par cette prosopopée discrète dans le monument littérature.
Les réécritures sont bien souvent le moyen qu’a une époque de se réapproprier un texte, pour en permettre une nouvelle lecture adaptée au goûts, aux attentes de ses contemporains. Il en va ainsi de la littérature pour la jeunesse, où de nombreux textes sont réécrits pour convenir à un public plus jeune, qu’il s’agisse de réécritures de textes fondateurs, de réécritures de films, ou de réécritures pour le théâtre…